UNE SAISON EN ENFER

Comme il descendait dans les mers impassibles, porteur de blés flamands ou de coton anglais, dans le clapotement furieux des marées, le capitaine croisait des navires dévorant les azurs verts, emmenant les armées des puissants. Que d'escadres s'en allaient sur les flots car, étroitement limitées dans une action en Europe, par la surveillance de tous, les grandes puissances trouvaient des champs d'expansion sur les autres continents. Mais en Europe, les gouvernements s'organisaient presqu'à l'unisson pour épanouir leur nation, leur passion, leur civilisation, parfois jusqu'à l'exagération. Car, écrivons-le avec franchise, jamais les tensions n'avaient été aussi fortes, les accusations si viles, les traîtrises si fréquentes. Voici donc le moment de vivre une saison en enfer.

- Rapt au palais Bogshan - 

L'histoire se passe dans l'arrière-pays d'Aden, dans la province orientale de l'Hadramaout & plus précisément dans la vallée du Wadi Daw'an, sur la route de Chibam. Une terre rocailleuse, pauvreteuse & isolée de tout, écrasée par le soleil impitoyable qui règne sous le Tropique du Cancer, là où aucun Européen n'a jamais mis les pieds. Une haute bâtisse séculaire à la douce couleur ocre de pisé devient le théâtre d'un noir dessein, car c'est de là que l'on aurait reçu pour la dernière fois des nouvelles écrites de John Dustin Archbold. L'émoi devient important aux Etats-Unis d'Amérique. Car, s'il n'est pas de notoriété publique en Europe, cet homme discret est un richissime industriel, connu pour avoir été le bras droit de John Rockefeller, le président de la Standard Oil. Que faisait-il dans la région ? Pourquoi a-t-il soudainement disparu ? Nous espérons pouvoir vous en apprendre plus lors de la prochaine édition du journal L'Illustration.

- Une capitale monumentale - 

L'Empereur François-Joseph a décidé d'offrir aux Viennois une vision d'exception, en poursuivant la politique de grands travaux engagée par ses aïeux. Vienne, qui est déjà l'une des villes les plus renommées, embellit ses parcs autour de l'opéra, protège du froid hivernal les palmiers de la Karlskirche, agrandit les halles, encourage son Université & finance grassement ses hôpitaux à la pointe du progrès. Ses cinq gares deviennent, elles aussi, des exemples architecturaux, avec de larges avenues arborées pour y accéder, le long desquelles des hôtels, des cafés & des restaurants sont érigés en un temps record. Desservi par la gare du Nord, l'immense terrain verdoyant du Prater, un parc urbain le long du canal du Danube, est transformé en une fête foraine permanente, avec un hippodrome entouré de marronniers importés de Turquie & une grande roue de soixante-cinq mètres de haut. Jamais un souverain n'avait prévu de tels crédits pour l'embellissement & l'assainissement d'une ville. Comme cette cité  remarquable est au coeur de l'Europe & jouit d'un réseau ferroviaire en étoile, les voyageurs sont nombreux à venir la visiter.

- Coup de tonnerre à la Concorde - 

La politique a d'inexorables exigences. A peine laisse-t-elle aux nations le temps de pleurer leurs morts. A Paris, les journaux, à propos de la déroute en Egypte, évoquent immanquablement un nouveau Waterloo. Au début de l'après-midi, la séance de la Chambre s'ouvre dans une ambiance orageuse, engendrée par un gouvernement qui vient d'infliger à l'armée sa première humiliation depuis l'instauration de la Troisième République. Tant de Français morts pour rien & pour laisser qui se pavaner ? L'Angleterre ; c'est insupportable ! Sur la place de la Concorde, vingt mille personnes agitent des drapeaux & crient "A bas Brisson" ! Dans le Palais-Bourbon, le Président du Conseil doit s'éclipser par une porte dérobée, pendant que les radicaux insistent sur le péril des expéditions lointaines. Le ministre de la Guerre, le général Georges Boulanger, voit sa popularité croître, pendant que les autres membres du gouvernement sont de plus en plus décriés. Au-delà des grands hôtels & des beaux boulevards, la France est surtout faite de garnis ouvriers, de masures paysannes & de gourbis coloniaux. Il va falloir avancer avec tact. Au moins, la République, ouvertement impliquée dans les éclats de voix perçus en Extrême Orient & en Ecosse, semble épargnée aujourd'hui par les soupçons étrangers.

- Tensions en Orient - 

La paix que les utopistes souhaitaient pour les relations entre les nations n'a été qu'une brève accalmie. Dans les replis secrets des couloirs des palais de pouvoir règne soudain une atmosphère lourde, qui pèse comme un couvercle sur les négociations internationales. Les plus vives tensions existent entre Tokyo & Constantinople, depuis les indiscrétions du Sultan à propos du Japon. Non seulement ces tensions ne se sont pas apaisées, mais elles se sont aggravées avec l'intervention de la Chine, qui n'a que modérément apprécié la répugnance du Sultan pour le massacre des éléphants d'Afrique. L'Impératrice douairière impose en conséquence à ses marchands de ne rien acheter à l'Empire Ottoman & à ne rien lui vendre. Ambiance !

Notons que le gouvernement chinois, emporté par la colère diplomatique, n'a aucunement nié son implication dans la contrebande d'ivoire. Ce qui est interpellant. Le climat belliqueux des relations internationales trouve un dernier écho lorsque les japonais exfiltrent la famille royale de Mandchourie, sans que l'armée chinoise ne s'en soucie.

- Cible commune à Ceylan - 

A Colombo, la capitale de la douce île de Ceylan, un étrange ballet se déroule, salué de loin par le major Thomas Davidson, commandant des Lanciers du Bengale. Verre à la main, l'officier britannique accueille Sir Alexander Ewart, le commandant des troupes aguerries des Gordon Highlanders, au palais de Mount Lavinia. Ces deux-là n'ont pas eu beaucoup à faire pour contrôler l'île aux éléphants & mettre la main sur la manufacture de thé Lipton. Tout est réglé en quelques jours & Ceylan devient possession de la Couronne britannique. On se contente de peu, loin de la métropole. Aussi, les deux officiers supérieurs s'amusent-ils de l'arrivée impromptue de navires français au large des plages de cocotiers du port abrité de Colombo ; port totalement occupé par la Royal Navy. Utilisant l'alphabet sémaphore, appelé signaux à bras dans la marine nationale, les timoniers français s'agitent pour entrer en contact avec les commandants britanniques. L'amiral Amédée Courbet est aussitôt invité à débarquer pour se rendre compte de la situation, ne sachant plus montrer de circonspection dans sa marche en avant, tout en s'épargnant le souci de dénouer le noeud de la question. La République Française ira donc fouetter d'autres chats.

- Prise éclair de Bangkok - 

En Asie du Sud-Est, on apprend que la France & le Siam supportent mal leur cohabitation. Sa Majesté Rama V Chulalongkorn, Roi du Siam, est consterné de découvrir que les ambitions françaises lorgnent soudain vers Bangkok, que les Européens avaient jusqu'à présent soigneusement évité. Cette manoeuvre est le dernier épisode de la lente prise de contrôle de la région par la République. L'offensive au Siam & la bataille de Bangkok représentent un enjeu majeur pour la politique coloniale française, particulièrement bien menée pour acquérir une position forte au Sud de la Chine. Pour cela, les Français envoient trois colonnes sur le territoire litigieux. Les Fusiliers Marins du général Brière de l'Isle débarquent sous le couvert des cuirassés à tourelle dans le delta du fleuve Chao Phraya, pendant que la Légion Etrangère soutenue par les Tirailleurs Annamites traverse la frontière depuis Battambang, terminus de la voie ferrée d'Indochine. On signale d'abord des soumissions & des captures de combattants indigènes, qui viennent de leur gré apporter la tête d'un chef pirate chinois des Pavillons Noirs. Arrivés devant Bangkok, ville cernée de canaux & de rizières, les trois corps se placent pour mettre le siège à "la Venise de l'Orient". A la fin de janvier, les Siamois constatent qu'ils ne bénéficient d'aucun soutien de Grande Bretagne ou de quelconque puissance & renoncent à poursuivre le combat. Les Français s'emparent du palais royal & placent immédiatement le Siam sous protectorat. A l'occasion des victoires remportées, Monsieur Paulin Vial, Résident général en Indochine, organise une marche au flambeau illuminant toute la ville de Saïgon.

- Coup d'Etat en Birmanie -

La conjoncture politique de Birmanie n'a cessé de se détériorer ces derniers mois & engendre aujourd'hui un acte impensable. C'est dans un monde à part que viennent de s'agiter les personnages troubles de cet article, baigné d'un crime perpétré dans les plus affreuses & sombres circonstances. Sa Majesté, le Roi Thibaw Min a été assassiné sur sa barque dorée, devant le palais de Mandalay. Le chaos est immédiat, car celui que l'on appelait le Seigneur au pied d'or de l'éléphant blanc, le maître des mille ombrelles, n'est plus. Or, ce n'est point sa dépendance aux infâmes chiroots de Manille qui lui attire la main de la faucheuse, mais un attentat perpétré par quelques jaloux. Il faut avouer, que la Birmanie est un creuset bouillonnant, qui affiche une des plus grandes diversités ethniques au monde. A la périphérie du pouvoir, se tiennent depuis des lustres les Princes Shans, qui administrent les collines orientales du royaume & assurent le trône. Mais quelque chose s'est passé, quelque chose de laid, car les Princes Shans semblent s'être retournés contre leur suzerain. Les Hollandais s'y opposent aussitôt, arguant de sérieuses conséquences si ces malfaiteurs venaient à prendre le pouvoir & annihiler la dynastie. C'est pourquoi, le général Menno van Limburg, qui a 80 ans & une jambe en bois, ordonne à ses Grenadiers de marcher sur Mandalay, avec l'idée de sauver la Reine Supalayat, veuve de feu Thibaw Min. Les Hollandais sont soutenus par les montagnards karens, remontent le fleuve Irrawaddy & entrent sans peine dans la capitale, tandis que des servantes dansent pour les accueillir. Les Shans se sont enfuis & laissent la direction du pays à la Reine Supalayat. Et que croyez-vous que la reine fait pour remercier ses authentiques amis ? Toujours est-il que la Birmanie demeure un Etat souverain... mais que la firme pétrolière Burmah Oil est désormais administrée par les Pays-Bas.   

- Coup de jarnac en Afrique australe -

Les détails manquent & il est prudent d'attendre la confirmation des dernières nouvelles. Mais un événement de première importance vient de se dérouler à la frontière du Transvall. Là, grâce à la supériorité de son artillerie, le général Alessandro Asinari di San Marzano aurait facilement bousculer les Boers de Pretoria, qui lui sont pourtant supérieurs en nombre. Grâce à cette action, les Italiens semblent être crânement entrés au Transvaal, mais ils auraient, soudain, été coupés de leurs lignes de ravitaillement par une incursion de Zoulous, soutenue par un soulèvement du peuple Tsonga au Mozambique. Les tribus hostiles auraient conjugué leurs efforts en poussant de terribles cris de guerre. Et, comme les fourmis, on en tue cent, il en revient mille & les victoires sur elles sont insignifiantes quant au résultat. Il est impossible de se figurer les ravages effrayants que cela implique, mais après les premiers moments de stupeur, les officiers italiens de la Garde doivent ordonner & maîtriser un repli tactique. Pour cela, les Grenadiers s'extirpent de cet enfer au milieu des troupeaux de buffles & ne doivent leur salut qu'après avoir traversé le fleuve Limpopo, dans le district de Chicualacuala, sur des pistes détrempées par les pluies de décembre. Les guerriers zoulous & tsongas s'étaient montrés peu belliqueux depuis l'ingérence italienne à Maputo ou l'installation britannique à Durban. Leur intervention soudaine est donc une désagréable surprise. Tous les Européens de la région craignent maintenant le pire.

D'ailleurs, le général McNeil, qui commande les Royal Marines à Durban, ne semble pas très heureux de sa présence en Afrique australe car, en dépit des avis contraires de son gouvernement, l'armée britannique n'est pas en position de force dans la région.

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On savait, dans les cercles bien informés, que l'Allemagne préparait quelque chose au Dahomey. Nous ne sommes donc pas surpris aujourd'hui d'apprendre que les troupiers du Kaiser ont débarqué à Porto Novo & marchent sur Abomey, la capitale du Roi Dada Glélé Kini Kini. Ce dernier, que des plénipotentiaires allemands ont tenté d'acheter, ne s'en laisse pas conter, d'autant que l'armée royale du Dahomey passe pour une des plus redoutables d'Afrique. Notamment en raison des régiments de Mi-No, communément appelées les "Amazones de Glélé", qui constituent une garde de six mille guerrières au statut semi-sacré, entraînées & armées de fusils européens. Malgré d'intelligents préparatifs, les forces coloniales du Reich sont violemment reçues & doivent rapidement se mettre à couvert. Pour ne pas subir trop de pertes, le général Wilhelm von Hahnke propose une prudente retraite, afin de se retrancher vers une position fortifiée. Pour le Roi Glélé, l'échec teuton est une bénédiction. Trois canons & leurs caissons, un certain nombre de chevaux, ainsi qu'une grande quantité d'effets militaires sont tombés entre les mains de ses soldats.

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La terre d'Afrique ne cesse de s'imbiber de sang européen, puisque les Espagnols recommencent leurs opérations en Côte de l'Or. Cette fois, ils y envoient le troisième corps léger du général Ricardo de Ortega y Diez, brillant officier d'Afrique & directeur de l'Ecole centrale de tir. Les Ashantis le reçoivent comme il se doit, mais le rusé Ibère déjoue les plans indigènes dès le débarquement au-delà du lagon, en lançant ses compagnies mobiles loin à l'intérieur des terres, en longeant la rive droite du fleuve Volta. Bien positionnés, les Espagnols peuvent maintenant lancer des raids sporadiques contre les hordes locales, en empêchant toute livraison étrangère. 

- Franchissement du Bab el Mandeb - 

Depuis Aden, un rocher sans verdure où néanmoins les lettres & les journaux sont régulièrement livrés, les expatriés de tous les pays peuvent lire les articles narrant les campagnes & les voyages. Ainsi, peut-on y lire, qu'Arthur Rimbaud, un obscur trafiquant de tout ce que l'on peut vendre en Afrique orientale, se fait arrêter à Massaoua par l'armée de l'Archiduc Frederik von Teschen, pour défaut de passeport. Il est aussitôt relâché, ne représentant aucune inquiétude pour l'état-major autrichien. Ce Français, connu pour avoir été un poète prometteur dans sa jeunesse - le recueil de ses Illuminations est édité cette année - n'est, pour l'armée autrichienne, qu'un vagabond européen de plus dans la brousse africaine. Ne le surnomme-t-on d'ailleurs pas "l'homme aux semelles de vent" ?

Mais revenons aux Autrichiens, qui intensifient l'arrivée de matériel en Erythrée, au détroit de la Mer Rouge méridionale appelé Bab el-Mandeb. Beaucoup se demandent quelles peuvent être les intentions de la Double monarchie dans ces terres suffocantes de chaleur & peu hésitent à désigner l'Abyssinie comme cible principale.

- Berlin la nouvelle ville lumière - 

L'Altes Museum & l'Université de Berlin reçoivent une formidable aide gouvernementale pour coordonner leurs efforts dans la connaissance des cultures & le classement des populations de l'empire colonial allemand. Un effort considérable est enregistré pour faire de Berlin la capitale des sciences & du savoir. Les promeneurs savent qu'il fait bon vivre dans cette ville, aux innombrables cafés enfumés, où les discussions les plus intéressantes peuvent naître à chaque instant.

En Italie, Guiseppe Fiorelli, directeur de l'Ecole archéologique de Pompéi, reçoit des crédits afin de dégager de nouveaux quartiers dans les vestiges des villes antiques de Pompéi & de Herculanum. C'est lui qui ouvre aux public la visite des sites ensevelis, jusqu'alors réservés aux hôtes de marque & c'est lui qui impose la technique de moulage des victimes, en versant du plâtre dans les cavités formées par la décomposition des corps emprisonnés dans la gangue des dépôts volcaniques de la funeste année 79 de notre ère. Le résultat est stupéfiant.

Zephir Omkoopbaar, professeur à la faculté de Médecine de l'Université d'Amsterdam, vient de signer un contrat faramineux pour aider l'armée coloniale à se fournir en quinine. Tout guilleret, il s'en va folâtrer dans le jardin zoologique de la capitale batave, le nouveau rendez-vous des Amstellodamois, où gambadent des bestioles amusantes, comme le rhinocéros de Java, le dragon de Komodo ou les grenouilles bleues du Surinam surnommées okopipi, de leur nom latin dendrobates azureus. Frissonnant dans l'humidité de l'hiver, il s'engouffre au plus vite sous les hautes verrières du jardin d'acclimatation, respirer l'humus des plantes les plus exotiques, au milieu desquelles errent l'aristocratie licencieuse & la bourgeoisie adultérine, d'une nation cachée en coulisses de la scène internationale, depuis sa malheureuse guerre en Chine.

- Léopold II soigne son domaine - 

Fondé par l'explorateur Stanley au bord Congo, le hameau de Léopoldville commande l'endroit où la navigation sur le fleuve devient possible vers l'amont. Relié par rail depuis plusieurs mois, le bourg prend de l'ampleur & hérite aujourd'hui d'une position administrative de première importance, dans un Etat Indépendant du Congo peu banal. Par la mise en application d'une volonté royale, la ville devient majeure, tentant de gommer les contrastes entre les secteurs résidentiels & commerciaux européens, aux quartiers militaires & aux taudis informes existants côte-à-côte. Un hôtel de ville prestigieux est érigé, non loin du palais épiscopal, entre le comptoir fluvial & la gare, ainsi qu'un jardin botanique à côté du grand marché. De larges avenues tirées au cordeau donnent immédiatement une allure saine, montrant combien les autorités sont soucieuses du bien-être des habitants & prennent grand soin des équipements. De son côté, Henry Morton Stanley vient de prendre congé du Roi des Belges pour se lancer dans une nouvelle aventure.

- Expédition de secours - 

L'aventure est une mission périlleuse qu'aucun gouvernement ne peut officiellement organiser & avouer. Il s'agit de retrouver Emin Pacha, un naturaliste allemand nommé en vérité Eduard Schnitzer, retranché dans un village de l'Equatoria, la province méridionale du Soudan. Osons vous rappeler que le Soudan est en plein chaos depuis que les Mahdistes ont pris Khartoum & tué Gordon Pacha, choquant profondément l'opinion britannique & refroidissant l'ardeur des explorateurs. Dès lors, qui envoyer de plus qualifié que l'homme qui a retrouvé Livingstone sur le rivage du lac Tanganyika en 1871 pour aller chercher le dernier Européen au Soudan ? Henry Morton Stanley est immédiatement engagé par William Mackinnon pour monter une expédition de secours au Soudan. A partir du fleuve Congo, il compte rejoindre le Nil par le lac Albert, en traversant la forêt équatoriale de l'Ituri. Là, le voyage se transforme en cauchemar, car la forêt est si dense & les arbres si hauts que la lumière parvient faiblement au sol, la nourriture est difficilement disponible & les pygmées prennent cette expédition pour une colonne arabe à la recherche d'esclaves & l'attaquent avec des flèches empoisonnées. Lorsque la forêt laisse place à la savane, la marche se fait plus vive & l'expédition arrive enfin en vue du lac Albert. Cependant, Emin Pacha n'est pas au rendez-vous & les habitants de la région expliquent ne pas avoir aperçu d'Européens depuis des années. 

- Tragique exploration - 

Par une extraordinaire coïncidence, une autre expédition est lancée au même moment en Afrique centrale. Décidé à donner la chasse aux trafiquants d'esclaves & marchands d'ivoire, le Sultan de Constantinople appelle à la rescousse des mercenaires de tous les horizons. Ces hommes aguerris partent de Zanzibar, une base devenue ottomane très récemment, pour explorer le Tanganyika. Parmi eux, le Comte hongrois Samuel Teleki apparait immédiatement comme le plus compétent & il se charge d'engager des porteurs, afin de s'enfoncer à pied dans l'immensité du continent. Précisons que les porteurs sont essentiels, puisqu'aucun équidé ne peut survivre à ces latitudes, en raison des ravages dus à la mouche tsé-tsé. Le Comte Teleki s'aventure très au Nord, lorsqu'il apprend qu'un grand lac, non cartographié par les sociétés géographiques, existe au Kenya. Ce lac serait, selon les témoignages de voyageurs précédents, habités par des géants & parsemés d'îlots où vivent des monstres & des fantômes. En chemin, la troupe découvre la masse exceptionnelle du volcan Kilimandjaro, la plus haute montagne du continent, couverte de neiges éternelles & entourée de longs voiles nuageux. Le Comte Teleki décide de s'attaquer à l'ascension du sommet, mais ne peut dépasser 5.300 mètres en raison d'une douleur au tympan. C'est le lendemain que le drame se joue, lorsque les guerriers du potentat local, un certain Abushiri ibn Salim al Harthi, viennent harceler les explorateurs & leurs porteurs. Devant fuir, tous sont rattrapés & massacrés, la plupart ligotés par terre pour être transpercés au petit matin de coups de sagaie. Tous, sauf le Comte Teleki, qui parvient à rejoindre la côte & narrer la tragédie, sur le lit d'un dispensaire, à Zanzibar. Le récit est recueilli par des voyageurs & devient l'histoire que tous les quotidiens s'arrachent en Europe. La course à l'exploration est dangereuse, mais elle est une source évidente d'émulation, ce qui ne manque pas de passionner les lecteurs.

- L'Ecosse à feu & à sang - 

L'union du Royaume était ébranlée par les heurts relevés à Edinbourg cet automne & le moins que l'on puisse écrire est que la gestion de Monsieur Gladstone, Premier ministre britannique, est maladroite & particulièrement bâclée. Ne tournons pas autour du pot & signalons tout simplement que le Saltire remplace désormais l'Union Jack sur le toit du château d'Edinbourg. La présence de la bannière bleue à croix de Saint-André symbolise à elle seule la calamiteuse gestion de crise du gouvernement de Sa Majesté, qui a laissé le feu danser sur la trainée de poudre. L'armée n'ayant pas reçu l'ordre de calmer la population, celle-ci s'en donne à coeur joie pour réclamer plus d'autonomie pour l'Ecosse, voire même d'envisager l'indépendance. La situation devient gravissime, car Edinbourg rayonne sur toute la région, de Glasgow aux Highlands. Néanmoins, le gouvernement a su se garantir la fidélité des régiments écossais, qui sont engagés partout dans le monde, en acceptant leurs revendications des mois passés & en augmentant leurs primes.

- La Havane mise à sac - 

Le Roi Alphonse XII était apparu, de prime abord, comme un souverain éclairé & soucieux de la bonne marche des affaires politiques & commerciales de la nation. Pourtant, les intellectuels espagnols les plus avisés ont déjà sourcillé à quelques reprises, critiquant à voix basse l'expédition malheureuse en Côte de l'Or & l'échec honteux contre les Ashantis. Les voix se font entendre, maintenant que le gouvernement ne réagit que si peu à l'insurrection de l'île de Cuba. Dans le port de La Havane, les autorités espagnoles sont totalement dépassées. La populace se rue dans les entrepôts & pille les cargaisons. La firme Real Partagas ne peut plus exporter de tabac. On parle même d'indépendance. L'armée métropolitaine est la dernière alternative à cette situation catastrophique.

Plus à l'Ouest, les nouvelles sont bien meilleures pour le ministre de l'Intérieur du Mexique, qui apprend que l'armée a parfaitement rétabli la situation à Zacatecas. Dorénavant, les officiers mexicains lisent trois fois les rapports & demandent confirmation pour être sûrs d'exécuter à la lettre les ordres sans superposer ce qu'ils pourraient penser.

- Procès de Geronimo - 

Le Daily News publie la dépêche suivante, du tribunal fédéral du Kansas. Le gouvernement des Etats-Unis d'Amérique a décidé d'envoyer le chef apache au bagne pour le reste de sa vie. Un procès retentissant, dont les chefs d'accusation sont "rébellion, meurtres & atteinte à l'ordre public", s'oriente d'abord vers la peine de mort par pendaison. Dans tous les interrogatoires, le prévenu s'est enfermé dans un mutisme absolu. C'est l'avocat William Taft qui parvient à commuer le verdict à dix ans de prison, en raison de la bonne foi de Geronimo & par le fait qu'il s'est lui-même rendu & constitué prisonnier. Le condamné est alors envoyé sur les rives de l'Hudson, à la prison new-yorkaise de Sing-Sing, bien connue pour la rigueur de ses règles de détention. Les châtiments corporels y sont autorisés, la loi du silence & les uniformes rayés imposés. En organisant un procès médiatisé, le gouvernement de Washington prend de gros risques, car la conscience populaire souhaitait surtout ne plus entendre parler de cette sauvagerie d'un autre temps. Quant à l'onde de choc que cela pourrait provoquer dans les réserves indiennes, il se dit ici & là, que l'idée n'était peut-être pas si appropriée. A suivre...

- Les avantages du rail - 

Grisé par la vitesse & convaincu par la fiabilité des trains, Monsieur Matrot, directeur de l'administration des chemins de fer de l'Etat, demande d'accélérer l'achèvement des chantiers secondaires, nettement sous-développés par rapport aux réseaux des voisins de la France. Ainsi, les lignes Lille-Calais, Lyon-Genève & Avignon-Perpignan-Barcelone sont-elles créées & disposent de l'emploi généralisé du thermosiphon fort bien étudié par les ingénieurs & en service pendant tout l'hiver pour les premières classes.

Hors Europe, les travaux avancent aussi. Dans le fin fond de la Russie, les ingénieurs sont envoyés au Turkestan, afin de poursuivre la ligne d'Aral à Tachkent. Dans l'Empire Céleste, les travaux sont lents, mais la ville de Tcheng-Tchéou est maintenant reliée à la voie ferrée de Jinnan. Les Etats-Unis allongent la ligne transcontinentale de Boston à Augusta, dans le Maine couvert de neige. L'Espagne relie Manille à Apari aux Philippines, en zigzaguant entre les volcans de la grande île de Luçon. En Egypte, les Britanniques placent des voies depuis Le Caire vers Alexandrie, ainsi que vers Suez & Port-Saïd. Le Mexique améliore son réseau en construisant une nouvelle ligne depuis Mexico jusqu'à Zacatecas. Le chantier le plus compliqué est réalisé par les Italiens, qui parviennent, on ne sait comment, à construire une voie ferrée de Tobrouk à Koufra, en plein désert saharien, dans une des régions les plus arides du monde.

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Pendant que le canal de Panama se concrétise de semaine en semaine, la compagnie Real Cruz tente de reprendre la main sur les voyages en Atlantique. Mais elle est loin de pouvoir concurrencer les Messageries Maritimes, qui accroissent leurs liaisons avec l'outremer français, aussi bien aux Antilles que dans le Pacifique. Et les Messageries Maritimes sont, elles, loin d'égaler le confort des voyages océaniques proposés par les paquebots hollandais, qui partent vers Rio de Janeiro. La Hapag (Hamburg Amerika Packetfahrt AG) s'installe solidement sur les destinations de l'Amérique du Sud. Grâce à ces nouvelles destinations & les substantiels investissements accordés, la compagnie allemande de navigation réalise une remontée dans le classement de la Bourse. Ceci nous entraîne directement à l'article suivant.

- Bourse -

Derrière les colonnes corinthiennes de la majestueuse façade du palais Brongniart de Paris, un anarchiste du nom de Charles Gallo lance une bouteille d'acide prussique (cyanure d'hydrogène) depuis les galeries supérieures, dans la corbeille de la Bourse, puis tire trois coups de revolver, sans blesser personne. Il est arrêté, mais devient dans l'opinion publique le symbole d'une institution qui fait la pluie & le beau temps sur la valeur des entreprises du monde entier. D'ailleurs, si quelques sociétés confirment leur suprématie, d'autres sont malmenées par l'énergique progression de ventes de leurs concurrents.

Monsieur Böttinger, directeur de l'usine Bayer, est maintenant appelé le "Crésus allemand" & étend sa suprématie sur le monde de l'exportation. Il est déclaré pour la seconde année consécutive l'homme le plus riche du monde. Son entreprise garde un cap, qui n'est pas toujours conservé par les autres sociétés, surtout celles qui doivent supporter une rivalité croissante. L'usine de machines Phillips & la Fabrique Nationale d'armes de Liége, par exemple, viennent bousculer les habitudes & subtilisent de nombreux clients à leurs rivaux.

- Consortiums actuels -

Alimentaire : Abyssinie, Argentine, Ceylan (ROYAUME UNI), CHINE, ITALIE, MEXIQUE, TURQUIE.

Armement : AUTRICHE, BELGIQUE, CHINE, ESPAGNE, Suède.

Banque : FRANCE, JAPON, ROYAUME UNI, Suisse.

Chantier naval : ESPAGNE, Grèce, JAPON, ROYAUME UNI.

Charbonnage : ALLEMAGNE, ETATS-UNIS, Mandchourie (CHINE), Mozambique.

Chimie : ALLEMAGNE, JAPON, Norvège, ROYAUME UNI.

Gisements : Brésil, Congo (BELGIQUE), Etats Malais (PAYS-BAS), Matebeleland, Nigeria (ALLEMAGNE), RUSSIE.

Machines outils : Danemark, ITALIE, JAPON, PAYS-BAS, RUSSIE.

Mines : Australie, Côte d'Or, Katanga (BELGIQUE), MEXIQUE, RUSSIE.

Pétrole : Azerbaïdjan (RUSSIE), Birmanie (PAYS-BAS), ETATS-UNIS, Roumanie, Sumatra (PAYS-BAS).

Sidérurgie : BELGIQUE, ESPAGNE, JAPON, MEXIQUE.

Tabac : Barbade, Cuba (ESPAGNE), JAPON, MEXIQUE, Nicaragua, TURQUIE.

Textile : AUTRICHE, Corée, Egypte (ROYAUME UNI), Gujarat (ROYAUME UNI), Maroc (FRANCE), Pendjab.

Verrerie : AUTRICHE, Canada, CHINE, FRANCE, Perse.

DATE LIMITE DU PRINTEMPS 1887 : VENDREDI 16 JUIN